En 1066, Guillaume, duc de Normandie, s’embarqua à la tête d’une immense flotte pour envahir l’Angleterre. En quelques semaines, les envahisseurs vainquirent le roi Harold à la bataille d’Hastings et Guillaume devint roi d’Angleterre, connu dans l’histoire sous le nom de Conquérant.
Les conflits transmanche se sont poursuivis pendant des siècles, mais aujourd’hui, un esprit de paix prévaut entre la France et la Grande-Bretagne. Pour commémorer le millième anniversaire de la naissance de William, en 2027, une société historique française construit une réplique navigable du navire amiral de William, La Mora. Le projet, débuté en 2022, marquera sa naissance en traversant la Manche, cette fois dans un esprit non pas d’agressivité mais d’amitié.
Le site de la reconstruction est un ancien entrepôt industriel situé dans le port de Honfleur, ville sœur française de Burlington. Notre correspondant à Honfleur, Philippe Grenier, nous explique le contexte de ce projet. —ed.
Sur un terrain concédé par le conseil général du département du Calvados, l’association « La Mora—Guillaume le Conquérant », a entrepris la construction d’une réplique du navire amiral de la flotte de Guillaume Ier, Duc de Normandie parti à la conquête de l’Angleterre en 1066.
Sur ce remarquable site—face à la Lieutenance—outre le bâtiment abritant le chantier-spectacle de La Mora, ont été aménagés des bâtiments rénovés en espace muséographique et pédagogique, dédiés à l’histoire maritime de Honfleur et de la Normandie. Un projet pédagogique de formation et d’insertion professionnelle accompagne cette réalisation.
Pour reconstruire de la façon la plus authentique ce bateau de 34 m de longueur, destiné à naviguer, avec Honfleur comme port d’attache, les experts se sont appuyés sur la remarquable iconographie que constitue la Tapisserie de Bayeux ainsi que sur les connaissances et les travaux du Musée Roskilde situé au Danemark.
Les techniques et outils d’époque seront mise en œuvre sous la direction d’une entreprise expérimentée dont le personnel a vocation à encadrer les autres intervenants.
Pourquoi avoir retenu Honfleur pour cette spectaculaire opération ?
A défaut d’avoir été le lieu où a été construit La Mora, ce port était capable d’entretenir et d’abriter des bateaux qui ont permis à Guillaume de réaliser cette conquête.
C’est en Normandie que les vikings se sont installé, et c’est en Normandie que Guillaume a constitué la flotte nécessaire à cette conquête. Certains bateaux, tel La Mora, ont été spécialement construits, mais la plupart ont été fournis suivant la coutume viking, par la noblesse normande. La chronique de Wace indique que sur les 700 à 800 bateaux qui constituaient ladite flotte, Robert de Mortain a fourni 120 bateaux. Il était l’héritier des droits maritimes de son père.
Et parmi les différents ports de sa juridiction, figuraient en particulier le groupe de sites de Fiquefleur, Crémanfleur et Honfleur. La terminaison commune en fleur venant du norrois fleu qui signifie « une anse, une petite crique » Le r final n’est arrivé que sous le règne de Henri IV. Un peu de sémantique va nous aider à mieux comprendre : le terme Vik en norrois, la langue des pays scandinaves, signifie « baie ». Les vikings sont donc ceux qui se déplacent de baie en baie. Les chroniques franques—rédigées en latin—utilisent le terme Nortmani qui devient Normand et peut être considéré en français comme synonyme de Viking.
Quelles étaient donc les motivations de ces gens du nord ?
On peut citer (sans pouvoir les hiérarchiser de façon certaine): la recherche et l’obtention facile de richesses (or, etc.), la soif de pouvoir, le manque de terre (compte tenu de l’évolution démographique) et une organisation sociétale incitative à l’expatriation. Entre le 7ème et le 11ème siècle, ils vont essaimer loin de leur région natale.
Pourquoi ce nom La Mora donné par l’épouse de Guillaume au navire amiral de sa flotte, bateau dont elle lui aurait fait cadeau ? Plusieurs explications peuvent être données mais je privilégierai la suivante:
Les pierres de Mora (Mora Stenar) se trouvent à Ostunavägen, lieu où avait lieu l’élection des rois de Suède par acclamation. Le nouveau roi se tenait alors sur la pierre principale, la pierre de Mora. On comprendra aisément que le choix de ce nom avait une forte valeur symbolique !
Admirez une représentation de ce bateau figurant sur la Tapisserie de Bayeux qui est en fait une broderie sur une toile de lin de plus de 68 m de longueur. Cet ouvrage a très vraisemblablement été commandé par Odon, évêque de Bayeux et demi-frère de Guillaume le Conquérant. Elle a été réalisée en Angleterre peu de temps après les évènements relatés et était régulièrement exposée dans la cathédrale de Bayeux.
Préalablement à l’évocation des évènements que relate cette tapisserie, il nous faut remonter le temps pour mieux appréhender la situation.
Au neuvième siècle les Vikings s’attaquent à la France. Après de nombreux et dramatiques raids de pillage, ils s’installent progressivement dans quelques îles de la basse vallée de la Seine. Ce qui conduit un roi de France, Charles le Simple, à confier en 911 un territoire qui deviendra la Normandie à un chef viking—Rollon—à charge pour lui d’en assurer la sécurité.
Dans le même temps l’Angleterre subit les assauts répétés des Danois qui finissent par la conquérir entièrement, le roi Knut le Grand régnant sur ce pays en même temps que sur le Danemark et la Suède. C’est pour chasser ces envahisseurs qu’en 1066 Harold Godwinson, un des trois personnages clefs de la tapisserie de Bayeux, les combat victorieusement ; ils quittent alors définitivement le pays.
Harold revient à marche forcée vers le sud, alerté du risque d’invasion de son pays par les Normands, avec Guillaume à leur tête … Vous connaissez bien la raison, oui ?
A cette date le roi d’Angleterre était Edouard le Confesseur, autre personnage clef de notre saga. Il était de la maison de Wessex (anglo-saxons) et avait pour mère Emma, sœur du duc de Normandie Richard II (grand-père de Guillaume). Lors de la parenthèse danoise, il s’était réfugié en Normandie et en était revenu « normandophile ». De retour dans son pays il en devint le roi en 1042, et pour ménager le clan Wessex, il épouse une des filles de Godwin de Wessex, qui est donc la sœur de Harold Godwinson … Vous commencez à comprendre, je présume!
Sans enfant, Edouard le Confesseur avait initialement désigné son petit neveu, Guillaume (le principal personnage de la tapisserie) pour lui succéder. Il avait envoyé Harold en ambassade en Normandie pour l’annoncer à Guillaume, et Harold devait du même coup lui prêter allégeance !
Mais juste avant de mourir, Edouard se serait rétracté et aurait désigné Harold comme son successeur. Sans attendre que le pauvre Edouard soit refroidi, Harold s’était déjà fait couronner !
Ce sera d’ailleurs le dernier roi anglo-saxon de toute l’histoire de l’Angleterre.
Vous vous doutez bien que Guillaume ne l’entend pas de cette oreille et prépare aussitôt l’invasion de l’Angleterre. Il fait construire et mobilise une importante flotte avec laquelle il va transporter en particulier des chevaux, ce qui s’avèrera décisif à la bataille de Hastings où Harold perd la vie. Ce sont les dernières scènes de la tapisserie.
La voie est libre pour Guillaume, qui se fait couronner roi d’Angleterre le jour de Noël 1066, mais la conquête de l’Angleterre mettra quelques années pour être effective.
Ce sera alors le début de la période « anglo normande », qui se poursuivra jusqu’en 1399 avec les Plantagenêts (de la maison d’Anjou en France). Les York et les Lancastre, deux branches cadettes des Plantagenêts, vont ensuite s’entre-tuer, jusqu’à l’avènement des Tudor (des Gallois), puis des Stuart (des Ecossais). Ce sera enfin le tour de la maison de Hanovre et de Saxe-Cobourg, plus connus sous le nom de … Windsor. En invoquant la loi Salique, la France a échappé à cette destinée en refusant aux personnes de sexe féminin la possibilité de régner et même de servir de «pont».
L’illustration ci-dessous vous permet de voir la partie centrale de la quille de La Mora. Elle a été taillée dans un chêne de plus 85 cm de diamètre (âgé de 180 ans environ). Ce sera l’épine dorsale du bateau. Il reste à lui donner la forme transversale d’un y (symétrique bien sûr) sur lequel seront fixés les premiers clins. Observez la « doloir » tenue à deux mains par le charpentier de marine (un danois au demeurant), ainsi que l’« herminette » posée sur le dessus de la quille.
Vous pourrez suivre, en temps réel, la construction de ce bateau exceptionnel sur le site de l’association « La Mora—Guillaume le Conquérant ».
Rendez-vous dans un an—si Dieu me prête vie—pour vous donner des informations sur l’évolution de la construction de La Mora, ainsi que sur les bateaux des vikings.
—Philippe Grenier, à Honfleur