La ville de Honfleur commémore cette année le 200ème anniversaire de la naissance d’un enfant du pays, Eugène Boudin, au travers d’une exposition au musée qui porte son nom et dont l’intitulé est « En compagnie d’Eugène Boudin. Entre côte de Grâce et Côte Fleurie, à l’aube de l’impressionnisme ».
Ce très long titre cache le fait que le véritable objet de cette exposition n’est pas tant de montrer l’œuvre d’Eugène Boudin, suffisamment connue, mais bien plutôt de démontrer—par des exemples appropriés—l’influence que ce peintre a eu sur les artistes contemporains, qu’ils soient plus jeunes ou même plus âges que lui.
Ce n’est donc pas le fait du hasard si l’affiche annonciatrice de cet événement a pour fond un tableau … de Gustave Courbet. Vous en trouverez la justification dans le cours de cet article.
L’année 2024 est également le 150ème anniversaire de l’exposition controversée, dans les locaux parisien du photographe Nadar, des « Artistes associés » que l’on désignera rapidement par le terme d’ « Impressionnistes ». Cet article a pour vocation—entre autres—d’être rapproché de ceux déjà consacrés à Johan Barthold Jongkind et Claude Monet.
La vie de Boudin
Eugène Boudin est né à Honfleur en 1824, mais bientôt la famille s’installe au Havre ; tout jeune, selon les usages du temps, il est « commis » chez un papetier-imprimeur. A l’âge de 20 ans, il s’associe avec un collègue pour créer une entreprise de papeterie-encadrement …. et il rencontre les artistes du moment, ce qui lui donne l’envie de peindre.
En 1846 il échappe au service militaire et peut désormais se consacrer exclusivement à la peinture. Sur recommandation du peintre Constant Troyon (dont on reparlera plus tard ), il obtient de la ville du Havre une bourse pour étudier la peinture à Paris. Mais doté d’un esprit indépendant, il ne s’inscrit dans aucun atelier. Il fréquente toutefois assez régulièrement celui d’Isabey. En 1851 et 1853 on trouve son nom dans les registres du Louvre où figurent les peintres inscrits comme copistes (mais curieusement avec Émile comme prénom).
Dans un premier temps il séjourne tantôt à Paris, tantôt au Havre, mais son cœur est à Honfleur. En 1854, il fut vraisemblablement un des premiers clients des époux Toutain qui y tenaient une auberge connue aujourd’hui sous le vocable de la « Ferme Saint Siméon »
Tout au long de sa vie d’artiste il y reviendra régulièrement, résidant le plus souvent en ce lieu, mais aussi en ville non loin de la « Maison joujou », appartenant à la mère de Baudelaire, ce qui lui donne l’occasion de la rencontre, lors de leur présence commune dans notre cité. Sa dernière visite à Honfleur a lieu en 1897—peu de temps avant son décès en 1898—où il peint plusieurs tableaux dont un spécialement qui, comme on le verra plus loin, fera l’objet d’une curieuse polémique.
A partir de 1860 il partage son temps entre Paris et la province, la Normandie en premier lieu mais aussi la Bretagne. A Paris il travaille pour Constant Troyon (un des peintres de l’École de Barbizon ) qui lui confie, moyennant juste rétribution, la réalisation de ses ciels!
En 1862, avec la mode des bains de mer, il s’installe pour quelque temps à Trouville, où il fait la connaissance de Jongkind par l’intermédiaire de Monet, dont il avait fait la connaissance au Havre en 1858 (vous pourrez vous référer pour plus de détails à l’article de mars 2024). C’est l’époque de sa série des « Plages » qui lui procurent un début de notoriété et avec elle quelques revenus. Elles furent copiées de son vivant, que dire aujourd’hui !
En 1863 il se marie au Havre, et l’on retrouve notre trio de peintres (Boudin, Jongkind, Monet) à la ferme Saint-Siméon. Parmi les habitués de l’auberge il faut citer également Gustave Courbet, ainé mais aussi ami d’Eugène Boudin.
En 1866 Courbet y peint un tableau intitulé La côte près de Honfleur.
Regardez bien sa reproduction ci-dessus. N’avez-vous pas l’impression que ce pourrait être une œuvre à « quatre mains » comme au piano. En 1840 il a peint la première version de ce tableau . . . et il l’oubli. Pas tant que cela puisque vers les années 1860 Eugène Boudin reprend à sa façon la mer et le ciel. On en à la certitude par le biais d’une lettre qu’il adresse à un ami en 1890 où il indique que la mer et le ciel de ce tableau sont de sa main. Cette pratique est loin d’être un cas isolé.
Cette intervention d’Eugène Boudin va avoir une conséquence importante dans l’œuvre de Gustave Courbet, ses paysages auront désormais des ciels à la manière d’Eugène Boudin.
Pour vous en persuader, examinez donc l ‘intégralité du tableau ci-dessus de Gustave Courbet qui, comme on l’a signalé plus haut, a été utilisé pour l’affiche de l’exposition qui nous intéresse. Ce tableau a été récemment acquis par le musée de Honfleur ; il représente un « Rivage de Normandie » quelque part entre Honfleur et Trouville. Il a été peint en 1866 c’est à dire après la rencontre des deux artistes. Vous conviendrez que la ressemblance de style est flagrante!
Prenez donc aussi le temps de revisiter chronologiquement l’œuvre de Jongkind. Vous observerez alors qu’il y a chez ce peintre, dans l’expression de ses ciels deux périodes : avant et après sa rencontre avec Eugène Boudin. Les deux tableaux que j’avais retenus pour l’article de mars 2023 qui lui était consacré, sont tous deux postérieurs à leur rencontre :
Vous serez bien obligés de constater l’influence manifeste d’Eugène Boudin dans l’expression des ciels.
Lors de la guerre de 1870, Eugène Boudin se réfugie en Belgique à Saint-Gilles dans la banlieue de Bruxelles, Il se plait à peindre des marines qui le feront connaître des négociants belges. La guerre finie, il rentre en France en septembre 1871. Il retournera en Belgique en 1884, à Dordrecht notamment où il réalise nombre de tableaux.
1874 c’est la fameuse exposition « Impressionnistes » chez Nadar où il présente pastels, aquarelles et peintures.
Survient la crise et Boudin souffre financièrement comme beaucoup. La providence porte le nom de Durand-Ruel, le célèbre marchand d’art, qui achète tous les œuvres de son atelier et en organise une grande exposition. Il le soutiendra financièrement sa vie durant. Pressentant le probable envolé de sa cote, il achètera près de 700 de ses œuvres, qu’il revendra après la mort de l’artiste en particulier en Angleterre et surtout aux États-Unis.
La prospérité revenue Eugène Boudin fait construire une villa à Deauville, tout près du front de mer. Son épouse décède en 1884. Il entreprend alors une série de voyage notamment dans le sud de la France et à Venise.
Il est décoré de la Légion d’honneur en 1892 et décède dans sa villa de Deauville en 1898.
Il est enterré au cimetière Montmartre à Paris.
Sa place dans l’histoire
Quelle est la place d’Eugène Boudin dans l’histoire de la peinture ? Importante à l’évidence.
Daubigny puis Jongkind avaient ouvert une brèche dans laquelle Eugène Boudin va s’engouffrer. Il reprend le principe des touches monochromes juxtaposées et ajoute un élément essentiel : saisir l’instantanéité du sujet à l’extérieur.
Je voudrais vous montrer combien Eugène Boudin applique ce principe d’ « instantanéité » à la représentation de ses ciels en particulier. A l’occasion d’un voyage en Bretagne, je me suis amusé, au petit matin, à photographier une même zone du ciel à quelque dizaines de minutes d’intervalle.
J’ai mis en regard de ces photos des extraits de pastel ou de peinture d’Eugène Boudin. Regardez le montage ci-dessous et vous comprendrez qu’il n’est pas nécessaire d’insister.
A la même époque il écrit à Monet « Tout ce qui est peint directement sur place a toujours une force, une puissance, une vivacité qu’on ne retrouve pas dans l’atelier » et il ajoute : « il faut montrer un entêtement extrême à rester dans l’impression primitive qui est la bonne »
Les bases de l’impressionnisme sont posées. Mais pour peindre commodément en exterieur, il va falloir attendre l’invention du tube de peinture par un peintre portraitiste né à Bedford dans le New Hampshire , John Goff Rand. C’est bien cette invention qui va permettre l’application des principes qu’ Eugène Boudin énonce à l’attention du jeune Claude Monet. On va enfin pouvoir peindre « sur le motif » .
Les ciels
Et sa représentation des ciels vont fait sa réputation. C’est en quelque sorte sa « marque de fabrique » Il arrive même que ses ciels soient l’unique sujet des fusains sur papier qu’il réalise dans les années 1854–59 ou des huiles sur toiles qu’il peint à la fin de sa vie. Mais dans presque tout ses tableaux, les ciels ont la part belle ; ils occupent souvent plus des deux tiers de la surface du tableau, que ce soit les fameuses scènes de plage, les marines ou les paysages.
Camille Corot dira de lui qu’il était le « Roi des ciels ». Charles Baudelaire, grand admirateur de ses pastels, parle quant à lui de « beautés atmosphériques ».
Sur la fin de sa vie, la teinte générale de ses toiles est de plus en plus claire et le dessin disparaît progressivement au profit de touches juxtaposées, au point que le fameux tableau ci-dessous, peint en 1897 le « Clocher Sainte Catherine » et qui figure en bonne place au musée Honfleurais, est attribué à . . . Claude Monet!
Son histoire—savoureuse—mérite d’être contée : Eugène Boudin peint ce tableau moins d’un an avant sa mort.et semble-t-il le confie à son ami Monet, sans le signer.
Après le décès de Claude Monet en 1920, son fils Michel, fait l’inventaire des œuvres qui se trouvent à Giverny. Intrigué par cette œuvre qui parait inachevée et qui n’est pas signée, il la pense être de la main de son père et y appose le « cachet d’atelier » de son père, une simple « griffe » qui ne constitue en aucune façon une signature.
En 1964, eut égard aux liens d’amitié entre son père et Eugène Boudin, Michel Monet fait don de ce tableau au musée de Honfleur ….. le musée Eugène Boudin. Vous vous doutez bien que cette œuvre attribuée à Claude Monet y figure en bonne position!
Jusqu’à ce qu’en 2013 le Musée Jacquemart André de Paris organise une grande exposition rétrospective consacrée à l’œuvre d’Eugène Boudin. Des historiens de l’art qui doutent de l’authenticité de la signature du fameux Clocher de Sainte Catherine le comparent à un autre tableau exposé au Muséum of Art de l’Université de Michigan Ce dernier tableau est—lui—signé de la main d’Eugène Boudin. Leur analyse stylistique des deux œuvres montre l’usage des mêmes couleurs ; sur les deux tableaux; ces couleurs délimitent les formes et elles sont posées par touches brossées qui structurent les volumes architecturaux. Dans les deux cas les ciels sont brossés à larges coups de pinceaux, une caractéristique des tableaux de la fin de vie d’Eugène Boudin.
La conclusion des experts est sans appel : les deux œuvres sont d’Eugène Boudin . . . mais le cartouche du tableau de Honfleur porte encore à ce jour le nom de Claude Monet! Cruel dilemme.
On retiendra de tout ceci que Honfleur a été à un moment donné, le creuset de la naissance de l’impressionnisme au travers des influences réciproques de ses acteurs. Claude Monet demeure quoi qu’il en soit un « Monument », mais les Honfleurais restent très fiers de l’enfant du pays, Eugène Boudin.
En vous promenant dans notre belle citée, un jour où le ciel sera nuageux et moutonné, vous pourrez entendre les autochtones s’exclamer, dans leur parler local :
« Té!, un ciel à la Eugène Boudin! »
Philippe Grenier, à Honfleur
Avez-vous aimé cet article ? Envoyez vos commentaires à info@aflcr.org et nous les transmettrons à Philippe.