Le Rêve de Honfleur
Lorsque Charles Baudelaire naquit à Paris en 1821, son père avait déjà 62 ans et venait de se remarier avec une jeune femme de 26 ans, Caroline Archenbaut Defayis. Ce dernier décède en 1827 et sa jeune veuve se remarie rapidement avec Jacques Aupick, militaire de 39 ans et futur général.
Charles en veut à sa mère pour ce prompt remariage, et pour tout arranger Jacques Aupick n’accepte pas davantage cet enfant au caractère aussi éloigné du sien. A l’âge de 20 ans Charles Baudelaire est poussé hors du nid familial et prié d’aller voyager le plus loin possible. Durant les quinze années qui suivent, il ne reverra pas sa mère, source possible de ses dérèglements.
En 1853 le général Aupick achète une résidence secondaire à Honfleur, mais il décède quatre ans plus tard et sa veuve quitte Paris pour s’y installer définitivement. La même année—1857—est celle de la publication des « Fleurs du Mal » un recueil de poèmes. Il fait l’objet de l’admiration d’écrivains illustres tels Victor Hugo ou encore Gustave Flaubert. En revanche il n’est pas du goût des journalistes du Figaro ni du procureur général au nom évocateur de Pinard (« vin » en argot). Il fait saisir l’ouvrage, lui conférant du même coup une notoriété inespérée!
La première visite—éclair—de Baudelaire à Honfleur a lieu en octobre 1858. Il admire le jardin et l’environnement de la demeure de sa mère, qu’il baptise aussitôt la « Maison Joujou ». Elle se situait en haut de la rue de l’Homme de Bois sur une voie qui porte aujourd’hui son nom.
Pensant y séjourner il y expédie des affaires personnelles, et sa mère lui fait aménager, au second étage, une chambre et un cabinet de travail d’où la vue embrasse l’entrée du port de Honfleur et la baie de Seine. Les exégètes locaux ont voulu y voir une source d’inspiration. Cela ne fait aucun doute, mais pas au point d’affirmer que le poème « L’Invitation au voyage », et son pendant en prose éponyme, lui aient été inspirés par ses visions honfleuraises.
En revanche, il apparaît comme très probable que la dernière version du poème « L’Albatros » porte les traces de cette inspiration honfleuraise.
L’albatros Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l’azur, maladroit et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d’eux. Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid! L’un agace son bec avec un brûle gueule, L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait! Le poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l’archer; Exilé sur le sol au milieu des nuées, Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Charles Baudelaire (Les fleurs du mal)
Enfin, on peut présenter comme une quasi-certitude que le court poème en prose « Le Port » soit bien la description du spectacle qu’il avait sous les yeux depuis son poste d’observation, au second étage de la maison de sa mère.
Le Port Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L'ampleur du ciel, l'architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir. Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, ou les cinquante petits poèmes en prose de Charles Baudelaire (ouvrage posthume, 1869)
Son plus long séjour dans notre cité aura lieu en 1859 de janvier à juillet, encore qu’il ait dû regagner Paris de la fin du mois d’avril à la mi-juin.
Durant ce séjour il travaille beaucoup, et ses rares distractions le conduisent à la ferme Saint Siméon où il rencontre les peintres que l’on nommera plus tard « Impressionnistes », ou chez son voisin Eugène Boudin, célèbre peintre honfleurais, dont l’atelier se situe en haut de la rue de l’Homme de Bois, tout près de chez sa mère.
Au sujet d’Eugène Boudin, même si Charles Baudelaire décrit avec lyrisme ses pastels représentant les cieux agités de la baie de Seine, c’est le peintre Corot qui lui décernera le titre de « Roi des ciels».
À cette époque il souffre déjà de la syphilis, et il doit soulager ses maux par du laudanum ou mieux par de l’opium que le pharmacien de l’époque, père d’Alphonse Allais, refuse de lui vendre.
Ce premier séjour ne sera suivi que de trois autres assez brefs: en décembre 1859, en octobre 1860, et en juillet 1865.
Il avait bien écrit à sa mère « Mon installation à Honfleur a toujours été le plus cher de mes rêves » mais cela est resté un rêve inaccessible. Une autre fois il affirme en écho « je ne suis bien nul part et je crois toujours que je serai mieux ailleurs que là où je suis ».
Il décède à Paris en 1867, et repose au cimetière Montparnasse dans le caveau familial. Sa mère meurt en 1871 et l’y rejoint. La « Maison Joujou » sera malencontreusement démolie en 1903 pour laisser la place à un pavillon d’isolement de l’Hôpital de Honfleur situé tout à côté. Il ne reste donc rien de matériel à Honfleur qui nous rattache à Charles Baudelaire.
Seule sa mémoire est bien présente.
Philippe Grenier