Honfleur, la ville jumelle de Burlington, a accueilli de nombreuses personnes notables, qui y sont nées ou y ont vécu plus tard dans la vie. Aujourd’hui la municipalité leur rend hommage en plaçant leurs bustes dans son Jardin des Personnalités. Notre correspondant à Honfleur, Philippe Grenier, présente une série de ces notables. Il a déjà écrit sur Samuel de Champlain et Alphonse Allais. Ce mois-ci, il présente le profil d’un fils du pays, le compositeur excentrique mais très influent Erik Satie. —ed.
Eric, selon l’orthographe de l’état civil de Honfleur, où il est né en 1866, était le fils d’un courtier maritime et d’une écossaise. Son enfance fut cahotée. Très vite son père a quitté Honfleur pour s’installer à Paris, où sa mère est morte quand il n’avait que 8 ans. Il est revenu alors à Honfleur chez ses grands-parents paternels et a entrepris des études musicales ; l’apprentissage du violon était si laborieux qu’il est vite surnommé « crin-crin ».
Suite au décès de sa grand-mère il retournait à Paris où son père s’est remarié avec une pianiste. Elle tentait de lui inculquer les rudiments de cet instrument. Il fréquentait même le conservatoire, mais s’y ennuyait très vite et le fuit, tout comme le cocon familial.
Il s’est installé à Montmartre, où il menait une vie de bohème. Pour survivre il était « tapeur à gages » c’est à dire pianiste au cabaret « Le Chat Noir ». Dans ce même cabaret, sévissait également son coreligionnaire Alphonse Allais. Il croisait également en ce lieu le compositeur Claude Debussy, le peintre Maurice Utrillo, fils de la femme peintre Suzanne Valadon, dont il aura partagé la vie un moment. Son logement à Montmartre était si modeste—quelques mètres carrés—qu’il l’a surnommé « le placard ».
À la même époque il fait la connaissance de Joséphin Péladon, Grand Maître des Roses-Croix. Il en devient maître de chapelle et compose tout exprès « Le fils des étoiles ». Mais il n’est pas homme à se laisser enfermer dans une quelconque organisation. Il crée sa propre religion—l’Église Métropolitaine de Jésus Conducteur—dont il ne sera que le seul membre ! Ayant entre temps déménagé à Cachan il nomme son nouveau logement « Le Palais Épiscopal » où personne ne pénétrera de son vivant.
Et la musique … Il compose assez peu, une cinquantaine de partitions au total, qu’il édite sous le nom de Erik Satie.
Il faut distinguer dans sa musique deux périodes:
La première va jusqu’à l’approche de la quarantaine. On l’a vu, ses études musicales ont été sommaires. Ne connaissant pas les règles académiques, il s’en affranchit. Ses accords, ses harmonies sont nouvelles, au point que de son vivant il sera copié par des musiciens amis qui, eux, deviendront célèbres (Debussy ou Ravel). Lui n’aura toujours qu’un auditoire restreint.
Ses œuvres pour piano sont très courtes. Ses partitions n’ont pas toujours de barres de mesure et les indications d’interprétation sont pour le moins surprenantes telles : « enfouissez le son » ou « ennuyé » comme on le voit au début de la partition du « Tango perpétuel »:
Quant aux titres, ils ont de quoi surprendre : « Trois morceaux en forme de poire », « Prélude bureaucratique » et même « Les embryons desséchés ».
Il prétendait que la mélodie était l’idée, la forme, la matière d’une œuvre alors que l’harmonie n’était que son éclairage, son reflet. On le comprendra mieux en citant 4 des commandements tirés de son « Catéchisme remis à 9 »:
* De plan t’abstiendras pour composer parfaitement.
* Avec grand soin tu violeras les règles du vieux rudiment.
* Aucun morceau ne finira par un accord ou consonance.
* L’accord parfait ne désireras qu’en mariage seulement.
Tout est dit, ou presque, mais à l’approche de la quarantaine, lassé des quolibets de son entourage sur la faiblesse de sa culture musicale, il se décide à retourner à l’école.
En 1905 il s’inscrit à la Schola Cantorum de Vincent d’Indy (en même temps qu’Albert Roussel) pour étudier le « contrepoint », c’est à dire l’art de la composition classique. Après trois années d’études assidues il obtient le diplôme. . . . Mais rien ne sera plus comme avant.
C’est là que commence sa seconde période, plus académique on l’aura compris, avec des œuvres telles des ballets (en compagnie de Diaghilev, Jean Cocteau, ou Picasso) et surtout en 1918 sa partition la plus achevée, l’oratorio « Socrate », totalement oubliée—à tort—aujourd’hui. Ce qu’il aura gagné en technique, il l’aura perdu en spontanéité.
Usé par sa vie de bohème miséreuse et par l’abus d’alcool, il décède en 1925 à Cachan où il est enterré. On pénétrera enfin dans son logement où l’on trouvera deux pianos à queue emboîtés et attachés par une chaîne métallique ; les coffres étaient ouverts et se trouvaient disséminé sur les cordes, du courrier dont certaines enveloppes—non ouvertes—contenaient des billets de banque!
Pour perpétuer sa mémoire, la ville de Honfleur lui a dédié un lieu extraordinaire, « les Maisons Satie », musée aménagé dans ce qui fut sa maison natale Rue Haute. Ces maisons, avant d’être rétrocédées à la ville de Honfleur, avaient été achetées et rénovées par Geneviève Seydoux, la mère de Nicolas Seydoux, patron de la Gaumont. La muséographie est à la mesure du personnage, pittoresque, surprenante, atypique. Vous débuterez la visite—à partir du hall d’accueil—en passant par une porte de placard !
—Philippe Grenier
Photo de couverture : le buste de Satie au Jardin.